Estimation : 600 000 / 800 000 €
Panneau de chêne, quatre planches, non parqueté
48,8 x 61,2 cm
Adjudication : 3 472 000 €
Vente du 4 février 2022 à Toulouse par la maison de vente Artpaugée
le Louvre Abu Dhabi
Cet Ange thuriféraire avait été séparé de son pendant (acquis par le Louvre Abu Dhabi en 2009) en 1813, et sa réapparition inattendue à l’occasion d’un inventaire a permis de rapprocher ces deux œuvres exceptionnelles. En effet, après une longue lutte d’enchères entre différents collectionneurs internationaux, c’est le Louvre Abu Dhabi qui a remporté cette très belle composition, réunissant ainsi ces deux éléments d’un même retable après plus de deux cents ans ! Ce beau résultat se double d’une certaine émotion et d’une grande fierté d’avoir pu rassembler ces deux panneaux. ©Louvre, Abu Dhabi
Notice de l'œuvre
- Peut être exécuté en 1521-1522 pour l’église Notre-Dame de Memmingen ;
- Collection François-Louis-Esprit Dubois (1758-1828) ;
- Vente collection Dubois, Paris, Hôtel Bullion (Maître Gendron), 27 mai 1816, n° 18 (23, 10 fr au comte de Saint-Morys : Albert Dürer « Un ange, un genou en terre, les ailes déployées et vêtu d'une tunique jaune, recouverte d'un manteau rouge avec broderie en or, tient un encensoir. Morceau précieusement peint, d'une belle couleur et bien conservé » Peinture sur bois 22 x 18 pouces) ;
- Collection de Charles Etienne de Bourgevin Vialart, comte de Saint-Morys (1772-1817) ;
- Vente du cabinet de feu Mr Le Comte de Saint-Morys, Paris, 10 rue de Seine (Maître Benou), 26 janvier 1818, n° 47 (30,05 fr à Berthon. Ecole d’Albert Dürer, Un Sujet de l’Annonciation) ;
- Probablement vente après cessation de commerce de M. Berthon, Paris, 16 rue des Jeuneurs (Maître Ridel), du 10 au 12 mars 1845, n° 325 (« Quelques bons tableaux anciens des diverses écoles ») ou vente après cessation de commerce de M. Berthon, Paris, 16 rue des Jeuneurs (Maître Ridel), du 3 au 5 avril 1845, n° 115 (« Une collection de 130 bons tableaux anciens des Ecoles flamande, hollandaise, française et italienne ») ;
- Dans la même famille depuis le début du XXème siècle. Bibliographie : E. Büchner, « Zum späten Malwerk Bernhard Strigels », dans Pantheon, 3, XVII, juin 1944, p. 55 (« Vermutlich haben zwei rauchfassschwingende Engel ... ») ; Catalogue de l’exposition Louvre Abu Dhabi. Naissance d’un musée, L. Des Cars (sous la direction de), Paris, 2013, cité p. 114 (« le tableau de l’Ange à l’encensoir a pu faire partie d’un ensemble peint, et peut être sculpté, comprenant vraisemblablement une paire d’anges »)
L'histoire
Notre tableau, inédit, est le pendant de L’Ange thuriféraire présenté en vente publique à l’Hôtel Drouot en 2008 et acquis par le musée du Louvre Abu Dhabi en 2009 (fig.1. Vente anonyme, Paris, Hôtel Drouot, Maître Delvaux, 11 juin 2008, n°83, reproduit en couleur, 1 082 970 € ). Sujet, dimensions, essence du bois (chêne), échelle des figures et construction du paysage correspondent en tous points. Ces deux chefs-d’œuvre de la Renaissance allemande faisaient partie d’un même retable, peut-être celui peint pour l’église Notre-Dame de Memmingen, dispersé lors de la Réforme. Les collections Dubois et Saint-Morys Juge au tribunal de Colmar, François-Louis-Esprit Dubois entame une carrière politique sous la Révolution : député à La Convention Nationale en 1792 puis membre du Conseil des Cinq-Cents, il devient Commissaire général de police à Lyon en 1801 avant d’être nommé directeur général de la police de Toscane en 1809, probablement par la sœur de Napoléon, la Grande Duchesse Elisa, qui arrive à Florence en 1809. Entre 1809 et 1811, alors que les grandes familles florentines connaissent des difficultés financières et vendent leurs collections, il rassemble environ quatre cents œuvres. En 1810, par exemple, il acquiert en bloc les quatre-vingt-onze œuvres de la galerie Guicciardini, parmi lesquelles L’Adoration des mages de Fra Angelico et Filippo Lippi, aujourd’hui à la National Gallery of Art de Washington et L’Adoration des mages de Botticelli conservée à la National Gallery de Londres. Néophyte à ses débuts, il sait prendre conseil et se passionne pour les arts au point de démissionner de la police et de rapatrier sa collection à Paris en 1811. Il est l’un de ces « collectionneurs marchands » qui, les premiers, introduisent les œuvres italiennes sur le marché parisien. Après son retour à Paris, il organise une première vente publique de tableaux, principalement italiens, les 17 et 18 mars 1813. Parmi les acquéreurs figure le cardinal Fesch. Sous le numéro 39 apparaît un tableau donné à Albert Dürer : « Dans un fond de paysage, un Ange, les ailes déployées, un genou en terre et les yeux baissés, tient un encensoir ; il est vêtu d’une robe de pourpre, et de beaux cheveux blonds ornent sa tête. Morceau précieusement terminé, et d’un grand éclat de coloris », c’est le tableau du Louvre Abu Dhabi. A cette vente L’Ange thuriféraire vêtu d’une robe de pourpre est acquis par Hippolyte Delaroche, expert, puis entre dans la collection du diplomate et homme politique italien Ferdinando Marescalchi. Le tableau a ensuite appartenu à la collection d’Henri Rouart, peintre amateur et grand collectionneur, ami d’Edgar Degas. Lors de sa vente en 1912, le tableau est acheté par le peintre et collectionneur Henry Lerolle, connu pour ses salons fréquentés par Mallarmé, André Gide, Debussy et Degas, Renois et Maurice Denis. Trois ans après sa première vente, en mai 1816, François-Louis-Esprit Dubois organise une seconde vente publique avec, essentiellement, des tableaux flamands et hollandais. Il vend avec Louis-Vincent Pommier qui avait été son secrétaire à la police de 1801 à 1811. Sous le numéro 18, est décrit un tableau donné à Albert Dürer « Un ange, un genou en terre, les ailes déployées, et vêtu d’une tunique jaune recouverte d’un manteau rouge avec broderie en or, tient un encensoir. Morceau précieusement peint, d’une belle couleur et bien conservé. »
Ainsi jusqu’en 1813, les deux anges étaient encore ensemble. La première vente Dubois en mars 1813 les sépare. A la seconde vente Dubois (1816), L’Ange vêtu d’une tunique jaune recouverte d’un manteau rouge avec broderie en or, est acquis par le comte Charles-Etienne de Bourgevin Vialart de Saint-Morys, collectionneur d’objets d’art du Moyen-âge et de la Renaissance sous l’Empire (fig.2). Il grandit dans un milieu d’amateurs éclairés entre l’hôtel particulier de sa famille, rue Vivienne à Paris et le château d’Hondainville, en Beauvaisis. Son père, Charles-Paul Vialart de Saint-Morys (1743-1795) était un financier à la tête d’une fortune colossale. Conseiller au Parlement de Paris, il était aussi graveur amateur et collectionneur. A la Révolution, le père et le fils émigrent à Coblence avec une partie de la collection mais laissent 12 644 dessins qui sont saisis et conservés aujourd’hui au Cabinet des dessins du Louvre. C’est à Coblence puis à Londres qu’Etienne de Saint-Morys rencontre des collectionneurs d’art médiéval, spécialité plus prisée dans ces pays qu’en France où l’art gothique, à cette époque, est considéré comme une décadence avant la Renaissance. Quand il rentre en France en 1802, ses biens ont été confisqués et il s’établit à Hondainville. Il se consacre alors à la défense des églises menacées par les pillages, en grave des vues qui seront publiées dans les Monuments français inédits, ouvrage jamais achevé, et sauve en l’entreposant leur mobilier médiéval (vitraux, sculptures, peintures, ivoires...). En 1815, avec le retour de Louis XVIII, le comte de Saint-Morys espère retrouverses biens et ses collections confisqués. Il projette de construire un château néo-gothique à Hondainville en réutilisant et en valorisant les collections amassées : escaliers, ferrures d’Ecouen, poutres, vitraux, ... mais les idées libérales et l’originalité de ce royaliste dérangent. Il est proche de certains journalistes britanniques qui publient des articles virulents contre le préfet de police Decazeset refuse de se soumettre à l’autorité. Suite à ces différents, Decazes le provoque en duel. Le comte de Saint-Morys est tué le 21 juillet 1817. Sa femme et sa fille, confrontées à des problèmes financiers, mettent en vente une partie de la collection le 26 janvier 1818 (une partie des objets de cette vente est aujourd’hui au musée de Cluny et au Louvre). Sous le numéro 47 de la vente, apparaît Un Sujet de l’Annonciation de l’école d’Albert Dürer (séparé de son pendant, notre ange aurait été compris comme l’ange de l’Annonciation). A cette vente, le tableau est acquis par Berthon, probablement marchand. Deux ventes pour cessation de commerce de M. Berthon sont organisées en mars et avril 1845. A la première vente, sous le numéro 325 sont mentionnés « Quelques bons tableaux anciens des diverses écoles ». A la seconde vente, les tableaux sont rapidement mentionnés sous le numéro 115 « Une collection de 130 tableaux anciens des Ecoles flamande, hollandaise, française et italienne. Ces tableaux, par leur qualité, auraient mérité d’être désignés dans un catalogue que le temps ne nous a pas permis de rédiger ». En 1816 (vente Dubois) puis en 1818 (vente du comte de Saint-Morys), L’Ange thuriféraire vêtu d’une tunique jaune, est donné à Albert Dürer. Il faudra attendre 1881 et l’étude de l’historien d’art, Wilhelm von Bode, pour mettre en lumière le nom de Bernhard Strigel grâce à une inscription au revers du Portrait de Johannes Cuspinian, avec sa secondeépouse Agnès, et les fils de son premier mariage : Sebastian Felix et Nicolaus Christostomus (panneau, 71 x 62 cm ; collection particulière). Jusqu’en 1881, Bernhard Strigel est connu sous le nom de Maître de la Collection Hirscher, en raison de la présence de ses peintures dans la collection du chanoine Hirscher à Fribourg. Il se forme dans l’atelier familial, auprès du peintre Hans Strigel et du sculpteur Ivo Strigel dans la ville de Memmingen en Souabe ( à l’Ouest de la Bavière ). Il est probable qu’il aide ce dernier pour le maître-autel du Jugement dernier commandé pour le monastère de Disentis dans le canton des Grisons en Suisse (signé et daté Ivo Strigel, 1489, conservé aujourd’hui dans l’église paroissiale). Dans les années 1460, l’abbaye de Blaubeuren (à une soixantaine de kilomètres au Nord-Ouest de Memmingen) prend feu et nécessite de grands travaux de rénovation. La reconstruction du chœur s’effectue entre 1484 et 1491 et s’achève en 1493 avec la consécration du maître-autel. Le peintre Bartholomeus Zeitblom est chargé de la réalisation du maître-autel. Bernhard Strigel y participe. On lui attribue les deux panneaux supérieurs des volets extérieurs et la prédelle du retable. C’est lors de la cérémonie de consécration que Bernhard Strigel est remarqué par l’empereur Maximilien Ier qui en fait son portraitiste officiel. Il l’invite à Vienne en 1515 pour peindre le portrait collectif des membres sa famille L’Empereur Maximilien et sa famille (fig.3). Dans sa ville natale, Bernhard Strigel est en charge d’importantes fonctions administratives et diplomatiques. À partir de 1517, il est membre du Conseil de la cité, initialement en tant que conseiller puis comme représentant de la Guilde des peintres. Durant les années 1517 et 1518, il est de nombreuses fois à Augsbourg au moment de la Diète (assemblée des divers souverains de l'Empire). Il y rencontre Albert Dürer qui réalise des portraits de Maximilien Ier (notamment celui conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne, panneau de tilleul, 74 x 61,5 cm, monogrammé et daté 1519). Après le décès de Maximilien Ier, Bernhard Strigel retourne à Vienne en 1520. Durant ce second séjour, il peint le Portrait de Johannes Cuspinian, avec sa seconde épouse Agnès, et ses fils. Ses deux séjours à Vienne sont de précieuses occasions pour lui d’étudier les œuvres d’Albert Dürer et de Lucas Cranach l’Ancien, qui y avait séjourné en 1502 pour peindre le double Portrait de Johannes et Anna Cuspinian au moment de leur mariage (panneau, 60 x 45 cm ; Winterthur, collection Oskar Reinhart, Römerholtz). Il découvre les artistes de l’école du Danube dont les paysages d’Albert Altdorfer. Celui-ci était allé dans la capitale pour participer aux gravures de l’Arc de triomphe de Maximilien Ier commandées en 1512 et réalisées vers 1517 (Albertina, Vienne). À la fin de l’année 1520, Strigel rentre à Memmingen et poursuit ses fonctions diplomatiques dans les villes voisines. L’Allemagne et la Suisse connaissent alors des années de troubles politiques et religieux. En 1522, Luther traduit la Bible en allemand, la rendant accessible à un plus grand nombre. La lecture sociale qui en est faite va nourrir la « guerre des paysans » qui, soutenus par la bourgeoisie, se révoltent contre les abus seigneuriaux. En mars 1525 une « Union chrétienne de Haute-Souabe » se crée autour de la ville de Memmingen où sont rédigés « les douze articles ». Strigel dont on sait qu’il défend Christoph Schappeler, réformateur et prédicateur luthérien à Memmingen, contre l’évêque d’Augsbourg a pu participer à la rédaction de cette synthèse de revendications sociales, imprimée à 25.000 exemplaires et diffusée dans toute l’Allemagne. Entre 1523 et 1525 Bernhard Strigel représente sa ville pour les affaires juridiques et religieuses dans diverses localités voisines : il se rend à plusieurs reprises à Innsbruck pour percevoir les remboursements d'un prêt consenti par la ville de Memmingen à l'empereur. Dans ces années 1520, il réalise des retables notamment Le Retable de la Déposition en 1521 et 1522. C’est à Memmingen que Bernhard Strigel meurt en 1528.
Détails de L’Ange thuriféraire conservé au Louvre Abu Dhabi
©Louvre, Abu Dhabi
Il s’agit d’une extraordinaire découverte : les deux anges d’un même retable. A ce retable de la Déposition devaient appartenir deux anges : L’Ange thuriféraire vêtu d’une robe de pourpre (conservé au Louvre Abu Dhabi), redécouvert à Drouot il y a quatorze ans et son pendant, L’Ange thuriféraire vêtu d’une tunique jaune, découvert à Toulouse à l’Automne 2021. Séparés pendant plus de deux cents ans, il est exceptionnel de pouvoir rassembler deux œuvres d’un même retable. Deux anges uniques et exceptionnels dans la carrière de Bernhard Strigel. Sur les quatre côtés de L’Ange thuriféraire vêtu d’une tunique jaune, une barbe de 5 mm de large est présente et témoigne de la place de l’œuvre enchâssée dans un retable. Ernst Büchner dans Pantheon en 1944 suggérait que deux anges portant un encensoir aient pu appartenir à un ensemble sculpté et peint réalisé pour l’église Notre-Dame de Memmingen nommé par GertrudOtto le retable du Saint Sacrement et par Ernst Büchner La Déposition ou La Résurrection Christ. À ce retable appartiennent aussi probablement les quatre panneaux des Gardiens endormis, de même format, de même composition et de même essence (fig. 4, fig. 5, fig. 6, fig.7). Constatant que les revers de ces panneaux ne sont pas peints, Ernst Büchner émet l’hypothèse que les deux anges et les soldats endormis pourraient avoir été insérés dans une structure figurant le tombeau du Christ. On peut imaginer une structure de retable comparable à celle du retable de la Passion de Jörg Ratgeb (vers 1480–1526), dit Le Retable de la collégiale d’Herrenberg (fig. 8). Daté de 1519, il est contemporain de notre tableau, exécuté pendant la guerre des paysans et appartenant aussi à l’axe du Rhin supérieur et à la région de Souabe. Les volets du retable de Ratgeb s’ouvraient de part et d’autre d’une niche ornée de sculptures, disparues lorsque l’ensemble a été démantelé par un pasteur protestant en 1537. Au registre inférieur, la prédelle montre bien deux anges tenant chacun un encensoir, de part et d’autre du voile de Véronique. Au-dessus, l’un des compartiments, celui de droite, présente une grande Résurrection du Christ avec les soldats endormis au sol, chacun tenant une arme, une arbalète, une hallebarde, une hache et une épée. Pour sa prédelle, Ratgeb s’inspire de la gravure surcuivre réalisée par Dürer en 1513, Le Voile de sainte Véronique porté par deux anges.
Bernhard Strigel a été formé et a fait l’essentiel de son parcours dans le style du gothique tardif. Il en retient ici le travail d’orfèvre extrêmement fin et des couleurs éclatantes. La composition architecturée, le travail précis et dynamique du drapé, le contraste fort de couleurs, la manière monumentale de placer la figure dans l'espace et la présence d’un paysage presque fantastique, témoignent de l’évolution du style de Bernhard Strigel vers la peinture de la Renaissance. L’encensoir est à rapprocher des dessins et eaux-fortes d’objets d’orfèvrerie réalisés par Albert Altdorfer et Albert Dürer (Albert Dürer, Carnet d’esquisses dit « de Dresde », 1507-1528, plume et encre brun noir, Dresde, Sächsische Landes und Universitätsbibliothek et Albert Altdorfer, Projets de vases d’apparat, vers 1520-1525, eaux-fortes monogrammées, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, collection Edmond de Rothschild). Les commanditaires de ces objets affectionnaient tout particulièrement ceux façonnés « à l’italienne » avec une prédominance de godrons. L’encensoir à base carrée tenu par l’Ange en tunique jaune est extrêmement rare. La professeur, Dr. Susanne Thürigen, directrice des collections, instruments scientifiques, armes et culture de la chasse au Germanisches National museum deNuremberg, précise qu’il est passionnant de voir un encensoir à base carrée car il n’en existe pas de répertorié. L’ange, au premier plan, vêtu d’une tunique jaune, est enveloppé d’un manteau rouge aux longs et larges plis, rehaussés d’un reflet doré brillant. Sans être contraint par le cadre, l’ange occupe tout l’espace. Il est encadré d’un paysage, composé de manière symétrique. A droite et à gauche sont les arbres noueux de la Forêt-Noire, dessinant des verticales. Ils reposent sur une hauteur et invitent le spectateur à entrer dans l’image. A l’arrière de l’ange, un chemin serpente et s’enfonce dans une région boisée et vallonnée avec une chaîne de montagnes à l’arrière-plan. Le paysage est fantastique et vide. Seules les maisons de l’arrière-plan sont le signe d’une présence humaine. Cette construction est typique des paysages d’Altdorfer, déjà en place en 1507 dans les Deux Saints Jean (panneau, 135 x 174,5 cm, Ratisbonne, Historisches Museum der Stadt Regensburg) et dans ses dessins, notamment Paysage au grand épicé a peu avant 1520 (monogrammé, eau-forte aquarellée, 23,2 x 17,7 cm,Vienne, Albertina). Nous retrouvons les mêmes motifs dans les œuvres de Bernhard Strigel des années 1520 (une figure, aux couleurs vives, présentée de manière monumentale, encadrée par des grands arbres, devant un paysage vallonné avec une chaîne de montagnes) : les quatre Soldats endormis (fig. 4, fig. 5, fig. 6, fig. 7) et les deux ermites saint Antoine dans le désert et saint Paul dans le désert (fig. 9 et fig. 10). La position de l’Ange, son manteau pourpre et ses ailes multicolores, se retrouvent dans L’Annonciation (fig. 11). Un ange emblématique du passage du Gothique tardif à la Renaissance en Allemagne, juste avant la Réforme. Le premier quart du 16ème siècle est une période de transition dans l’Empire : à l’Ouest, la Hanse est en déclin économique, alors que les villes méridionales, Nuremberg, Francfort et Bâle s’enrichissent considérablement grâce au commerce. Charles-Quint, couronné empereur en 1520, succède à Maximilien Ier. Luther affiche ses thèses à Wittenberg fin 1517 et rompt avec l’église catholique en 1521, après sa convocation à la Diète de Worms. La ville natale de notre peintre est fortement secouée par la querelle religieuse. Pendant la Guerre des paysans, la ville est occupée et revient au catholicisme, mais les rebelles publient alors les « douze articles de Memmingen », revendications pour la liberté et contre la Confédération Souabe, largement diffusés dans l’Empire. La peinture allemande du 15ème siècle est redevable au réalisme flamand de van der Weyden et de Bouts. En ce début du 16ème siècle, c’est encore le gothique tardif qui prédomine. Matthias Grünewald peint le célèbre Retable d’Issenheim dans ce style entre 1512 et 1516. La Renaissance met du temps à se diffuser dans les pays germaniques, d’abord dans l’architecture où il est assez facile de plaquer des éléments décoratifs antiques sur les façades, puis dans l’imprimerie, plus lentement dans la peinture. Contrairement à la France ou l’Espagne, aucun artiste majeur ne vient sur place ou n’envoie des œuvres importantes. Les innovations florentines ou romaines, c’est-à-dire celles de Léonard de Vinci, de Michel-Ange ou de Raphaël, y sont longtemps ignorées. Les créateurs allemands entrent en contact avec les artistes du Nord de l’Italie et de la Vénétie frontalière. Ce choc culturel remet en cause leur conception de l’espace et l’architecture des retables traditionnels. C’est Hans Burgkmair à Augsbourg, Albert Dürer à Nuremberg, la famille Holbein à Bâle et Lucas Cranach à Vienne, qui les premiers étudient et se confrontent aux œuvres italiennes et proposent une synthèse entre l’identité germanique et l’esthétique nouvelle, bientôt suivis par les élèves de Dürer comme Hans Baldung-Grien.
Le cliché infrarouge
Le processus de création révélé par les examens réalisés : le cliché infrarouge (fig. 12) et la radiographie (fig. 13) Le cliché infrarouge révèle tout le dessin sous-jacent : à l’aide d’un pinceau et d’encre, Bernhard Strigel dessine l’ensemble de sa composition, rien n’est laissé au hasard. Le dessin des ailes montre le coup de pinceau dynamique, vif et spontané de l’artiste. Le trait n’est pas mécanique. Il dessine directement sur le support préparé. L’artiste marque les ombres et creuse les drapés par des traits rapprochés et parallèles. Il souligne certains plis du drapé par un trait plus épais, en repassant plusieurs fois son pinceau sur le même pli qui apparaît noir (sous le genou de sa jambe droite). D’autre plis sont à peine peints et apparaissent en gris clair. Le dessin sous-jacent est visible à l’œil nu. Sur la peinture des ailes, Strigel n’a pas suivi exactement les traits de son dessin. Le rendu de l’ensemble est dynamique et précieux. Le cliché infrarouge révèle les repentirs. La main gauche présente des variantes : les doigts ont été modifiés. Nous percevons mieux l’auriculaire de la main droite sur le dessin. Au niveau de la bouche, la lèvre supérieure était placée plus bas. Le paysage est dessiné au lavis, de manière plus rapide et moins détaillée. Les habitations dans le fond vers la droite et les montagnes ne sont pas présentes et l’arbre de droite est dessiné jusqu’en haut. A une époque où, en Allemagne, la gravure et le dessin sont des médias aussi précieux que la peinture, Strigel se montre autant dessinateur que peintre.
La radiographie montre la très grande qualité du support et l’extrême exigence de l’artiste. Sur la radiographie se perçoivent les joints des planches et quelques éléments de l’état de conservation : une légère fente sous sa main gauche et des restaurations au-dessus de son œil droit (au niveau du joint des planches), dans l’angle en haut à droite et dans le paysage au-dessus de l’encensoir. Un trait apparaît en blanc en haut de son aile droite. La radiographie montre aussi l’arbre de droite s’étendant jusqu’en haut. Sur les images radiographiques apparaissent des lignes verticales et parallèles. Ce sont les cernes annuels du chêne, parfaitement alignées. Notre panneau est constitué de quatre planches de chêne, débitées sur « quartier » avec présence de maille dans son épaisseur d’origine. Il s’agit du meilleur débit, qui demande beaucoup d’exigence sur la qualité du bois et qui garantit sa stabilité durablement. Certes les quatre côtés ont fait l’objet de petites réductions du format (peut-être de 5 mm) mais cette réduction n’a pastouché ni à l’image, ni à la barbe. La composition n’a pas été réduite.
Au revers, sur une des planches, apparaît la trace d’un clivage (mode de débit initial), qui est une marque de qualité. Les joints ont été renforcés par des bandes de toiles collées au revers. Même si L’Ange thuriféraire du Louvre Abu Dhabi a été aminci et parqueté, il est bien sur chêne, débité sur « quartier » avec présence de mailles comme L’Ange thuriféraire vêtu d’une tunique jaune. Nous remercions Monsieur Patrick Mandron, restaurateur du patrimoine, de nous avoir communiqué ces derniers éléments techniques sur la nature du support. Séparés pendant plus de deux cents ans, les deux anges thuriféraires réapparaissent à quelques années d’intervalle. Tous les deux ont une provenance prestigieuse (l’un Dubois, Marescalchi puis Rouart et Lerolle ; l’autre Dubois, Saint-Morys et Berthon). La découverte et l’expertise de L’Ange thuriféraire vêtu d’une tunique jaune a dévoilé la provenance, jusqu’alors inconnue de L’Ange thuriféraire du Louvre Abu Dhabi. Cette redécouverte extraordinaire d’un chef d’œuvre rare, exceptionnel et unique est un ajout précieux pour la compréhension de l’ensemble de l’œuvre de Bernhard Strigel et sa place dans l’histoire de la Renaissance.