Estimation : 200 000 / 300 000 €
Toile
Hauteur : 100 cm - Largeur : 75,5 cm
Restaurations anciennes
Adjudication : 1 820 000 €
Vente du 16 juin 2020 à l’Hôtel Drouot à Paris par la maison de ventes Daguerre
Une bataille d'enchères
Expertisé par Stéphane Pinta, cet étonnant Philosophe, qui pourrait être l’un des plus grands savants de l’Antiquité comme le géomètre et astronome Apollonios, a bénéficié pour sa mise aux enchères des meilleures technologies modernes. En effet, mis en vente en plein confinement, en juin 2020, aucun des enchérisseurs présents en salle ou au téléphone n’avait pu l’examiner de visu auparavant. Les nombreuses photographies en haute définition, les vidéos, ainsi que la confiance dans l’expertise du cabinet, ont permis une bataille d’enchères multipliant par six l’estimation haute.
Ribera, un peintre prometteur
Cette œuvre de jeunesse du grand peintre espagnol, totalement inédite avant sa découverte chez des particuliers, vient enrichir un corpus particulièrement étudié par les historiens de l’art. Très proche de la peinture du Caravage, Ribera est alors âgé d’une vingtaine d’années et s’affirme durant son séjour à Rome comme l’un des peintres les plus prometteurs. Sa technique est déjà éprouvée, et sa rapidité d’exécution se retrouve dans la liberté de la touche. Il insère ici un certain humour, faisant contraster le sérieux du thème avec cette figure truculente, au visage buriné et au regard malicieux.
Notice de l'œuvre
Notre tableau est un exemple précoce d’une représentation de philosophe à mi-corps par Ribera, peint à Rome vers 1610/1615, et constituant son apport le plus original au courant du caravagisme. Ce thème, que le maître lombard n’avait pas abordé, a été interprété à de nombreuses reprises par Ribera au cours de sa carrière jusqu’en 1640. Le succès de cette nouvelle iconographie, recherchée par les collectionneurs, se prolongea tout au long du XVIIème siècle, avec Salvator Rosa, Luca Giordano et Matia Preti à Naples, mais aussi chez Ter Brugghen, Rembrandt, Mola et Vélasquez ailleurs.
Les portraits de philosophes furent très prisés dans les cénacles néo-stoïciens dont on sait l’importance durant tout le siècle. Ils figuraient le plus souvent dans les cabinets d’humanistes, les bibliothèques et les galeries princières. Le subtil raffinement de ces oeuvres vient du contraste entre un type populaire tiré de la rue ou de la taverne, suivant les préceptes du Caravage, buriné par le soleil, édenté et en haillons, opposé à la noblesse littéraire ou scientifique du sujet, indiquée par les livres et par chemins. Ribera fit appel au même truculent personnage pour représenter également les apôtres, les philosophes ou savants, les prophètes et les saints ou encore les personnifications des cinq sens. Le modèle facilement identifiable à son crâne chauve et ses oreilles décollées, son nez tordu, ses rides marquées, posait pour divers peintres dans la Rome du début du XVIIème siècle (on le retrouve chez Guido Reni et même dans un Repas à Emmaüs de Bernardo Strozzi collection particulière-). Il apparait dans plusieurs oeuvres de l’artiste espagnol réalisées entre 1612/1613 et 1616/1617. Le peintre avait peut-être aussi en tête un archétype que l'on retrouve dans les marbres grecs et romains de l’époque hellénistique, réemployé pour figurer dans diverses compositions et n’ignorait pas non plus les dessins de vieillards grotesques de Léonard de Vinci.
On le reconnait dans les œuvres suivantes de cette période de Ribera:
-Saint Barthélemy, d’une série d’apôtres (Apostolado), peint à Rome pour Pedro Cosida (Pietro Cussida en Italie) vers 1611-1612 ou 1615 suivant les auteurs, toile, 126x97 cm, Florence, Fondation Longhi (ill.1)
-Le Christ parmi les docteurs, vers 1612-1613, toile, 188x270 cm, Langres, église Saint-Martin, il s’agit du docteur à l’extrême droite (ill.2)
-Suzanne au bain, vers 1611-1612, toile, 138,5x179 cm, Madrid, galerie Caylus, Il s’agit du vieillard de gauche (ill.3)
-Le Reniement de saint Pierre, huile sur toile, 163x233 cm, Roma, Galerie Corsini-Le Jugement de Salomon, toile, 153 x 201 cm, figure à l’extrême droite, Rome, Galerie Borghèse (ill. 4)
Ribera s’inspirera plus tard de cette physionomie particulière dans le Saint Grégoire majeur de la Galerie nationale du palais Barberini à Rome (mentionnée dès 1638 au palais Giustiniani), le Saint Augustin de la Galerie régionale du Palais Abatellis à Palerme, dans le Saint Antoine de la fondation El Convent et à Barcelone, dans le présumé Platon de la collection Ruspoli à Torella dei Lombardi à côté d’Avellino, dans le Démocrite de la collection Poletti à Luganomais aussi dans la série des cinq sens, peut-être également réalisée pour Pedro Cosida (Wadsworth Atheneum à Hartford, Museo de San Carlos à Mexico, Norton Simon Foundation à Pasadena, collection Abelló à Madrid). Notre toile est très proche du Mendiant (Rome, Galerie Borghèse), signalé dans l’inventaire du cardinal Scipione Borghèse de 1615-1630, notamment dans l’écriture identique des rides sur le front et de yeux.
Nous proposons d'identifier le personnage avec Archimède de Syracuse considéré comme l’un des plus grands mathématiciens et physiciens de l’Antiquité classique. La triangulation sur la feuille de papier qu’il tient d’une main maladroite évoque ses travaux sur la méthode d’exhaustion servant à calculer les aires (ce qu’en France de nos jours, on désigne comme lethéorème de Thalès). L’une des ébauches géométriques, tracée sur l’autre feuille devant le protagoniste, présentant deux cercles et un polygone entrelacés, apparait également dans un autre philosophe de Ribera conservé au musée du Prado, tantôt décrit comme Archimède, tantôt comme Démocrite. Celui-ci est considéré depuis l’Antiquité comme le « philosophe qui rit », optimiste, en opposition à Héraclite, le « philosophe qui pleure », le pessimiste. Notons, dans notre tableau, la plume sur le béret du philosophe, s’enroulant en spirale et peinte avec virtuosité qui attire toute de suite l’oeil du spectateur. Les plus érudits pourraient peut-être même y voir une évocation discrète de la spirale à laquelle Archimède a donné son nom.
Jusepe de Ribera n’a longtemps été connu que pour sa longue carrière napolitaine. Il arrive dans la ville papale au milieu de la première décennie du XVIIème siècle, adopte la manière réaliste et révolutionnaire du Caravage, et se constitue rapidement un répertoire de figures à mi-corps. Il signe les Saint Pierre et Saint Paul vers 1616/1617, juste avant son installation définitive à Naples. On n’a redécouvert qu’au début du 21e siècle qu’il est également un protagoniste majeur du développement du creuset caravagesque dans la Rome des années 1609-1615, grâce aux travaux récents (de Gianni Pappi, Giuseppe Porzio, Domenico d’Alessandro) qui ont montré que le groupe de peintures antérieurement donné au « Maître du Jugement de Salomon » lui revenait. Notre tableau est une addition importante à ce corpus de jeunesse. L’opposition de tons chauds et froids rend notre composition vivante et dynamique. Les ombres servent les contrastes forts, obtenus par l’apposition d’un coloris chaud et ferme, aux teintes d’acajou cuivré flamboyant. Déjà, l’artiste montre une énergie et un plaisir de peindre, un style graphique et une matière onctueuse qui déterminent déjà sa marque et sa patte personnelles.
Nous remercions le professeur Nicola Spinosa pour avoir confirmé l’attribution à Ribera de cette oeuvre et pour les informations qu’il nous a données et qui ont servi à la rédaction de cette notice. Une lettre de Nicola Spinosa datée de février 2020 sera remise à l’acquéreur.
Bibliographie sommaire et récente concernant Ribera à Rome :
G. Papi, Jusepe de Ribera a Roma e il Maestro del Giudizio di Salomone, inParagone’, LIII, n.44, 2002, pp. 21-43; Idem, Ribera a Roma, Soncino 2007.
N. Spinosa, Ribera. L’opera completa, Electa Napoli 2006; Idem, Ribera.
La obra completa, Fundación Arte Hispanico, Madrid 2008
Catalogues des expositions El joven Ribera, J. Milicua et J. Portús, Madrid, Museo del Prado, 2011; Il giovane Ribera tra Roma, Parma e Napoli. 1608-1624, mêmes auteurs, Naples, Museo di Capodimonte, 2011-2012