Estimation : 1 500 000 / 2 000 000 €

Toile et châssis ovales d’origine

Hauteur : 45,8 cm - Largeur : 57 cm 

Dans son cadre d'orginine estampillé Chartier : 59 x 70 cm

Provenance : collection du miniaturiste Pierre Adolphe Hall (1739-1793), décrit dans son « État de mes tableaux en huile, en pastel, en gouache, en aquarelle et miniatures qui composent mon cabinet, avec les prix qu’ils m’ont couté (sic), 1778, le 10 du May » N°14* : « Un St Jérôme lisant, plein d’enthousiasme » payé 144 livres ; Vente dite "du graveur flamand Emmanuel Jean Népomucène de Ghendt (1738-1815) "15-22 novembre 1779, lot 28 : « Un philosophe à tête chauve et barbe blanche ; il est assis et a les yeux fixés sur un grand livre ; on reconnaît dans ce morceau la main habile et sçavante (sic) de son auteur. Ce tableau de forme ovale porte 2 pieds sur 18 pouces de haut » (120 Livres, acheté par "Moris")**. France, collection privée champenoise depuis au moins le début du 19e siècle ; puis par descendance.

*Régine Plinval de Guillebon, Pierre Adolphe Hall (1739-1793), 2000, p.161   **Maurice, selon le Getty - Provenance Index 

 

 

Un chef d’œuvre retrouvé

Le tableau présenté à la vente le 26 juin 2021 à Epernay par la maison de ventes Enchères Champagne a été adjugé 7.686.000€ par Maître Petit.

 

La découverte de ce tableau est de ces histoires qui font rêver tout un chacun. A l’occasion d’un inventaire de succession, Maître Petit repère ce tableau auquel personne n’avait prêté attention depuis des générations. Ce vieillard étudiant un texte s’avère être de la main d’un des peintres les plus emblématiques du XVIIIème siècle français, et qui plus est, de sa meilleure période ! Car ce tableau est un parfait exemple de la « balayure furibonde » ainsi que les frères Goncourt qualifiaient la technique de Fragonard dans les années 1767 – 1770, où le peintre se surpasse avec une fougue et une intensité picturale sans égale. Inédit jusqu’alors, son état exceptionnel, sa toile d’origine et son cadre très probablement d’origine également laissent supposer qu’il serait resté dans la même famille depuis deux siècles. Sa découverte permet d’ajouter une nouvelle œuvre au corpus de l’artiste, enrichissant ainsi notre connaissance de la production de Fragonard. Les enchérisseurs ne s’y trompent pas : ils ne sont pas moins de sept à se disputer cette toile exceptionnelle, collectionneurs français et étrangers, mais aussi une galerie spécialisée dans l’art contemporain ! La force de cette toile traverse les époques et dépasse les frontières habituelles en attirant même les amateurs d’art contemporain. Cette bataille d’enchères aboutira à la troisième plus haute adjudication mondiale pour une œuvre de Fragonard.

Notice de l'œuvre

Fortement éclairé par la gauche, un vieil homme presque chauve, la chemise largement ouverte, le bras gauche appuyé sur deux grands et forts volumes, semble suivre attentivement la retranscription du texte d’un grand livre ouvert devant lui. Sur la page de gauche quelques griffoni sont rapidement incisés à la hampe du pinceau. Alors que sa main droite est appliquée à suivre de l’index la retranscription dont deux pages sont déjà enroulées, sa tête tournée vers le livre et son cou tendu invitent le spectateur à le suivre dans son étude du texte. Cette œuvre « disparue » de Fragonard doit être mise en rapport avec la peinture de sujet identique conservée à la Kunsthalle de Hambourg, légèrement plus grande (59 x 72,2 cm). Partageant la même virtuosité picturale, une écriture audacieuse, les deux compositions sont proches à première vue. Les variantes sont cependant nombreuses. Si, dans la partie gauche du tableau, la boule du dossier du fauteuil, la manche et le col sont dans leur ensemble à la même place, la partie droite est sensiblement différente, qu’il s’agisse du profil de la figure, du livre ici ouvert ou bien des volumes sur lesquels repose la main. L’accoudoir du siège et la table sont mis en évidence et plus présents que dans le tableau allemand. La toile de Hambourg présente un philosophe au regard hébété, comme surpris par ce qu’il lit, alors qu’ici le personnage, tendu par l’action, semble plus décidé et absorbé par sa lecture. Ces deux tableaux peuvent être datés vers 1768-70 et rapprochés de la Tête de vieillard du musée de Picardie, Amiens, de celle du musée Jacquemart-André, Paris, du Vieillard aux cheveux blancs du musée Chéret, Nice, ou encore, plus généralement des célèbres « Figures de fantaisie » dont l’une est datée 1769 (sept sont conservées au musée du Louvre).

Le tableau de Hambourg et le nôtre sont contemporains mais il est impossible de dire, en l’absence de tout document, lequel a été peint en premier. En 1769, Fragonard a trente-sept ans et se marie avec Marie-Anne Gérard (1745-1823), peintre en miniature, qui lui donnera une première fille, Rosalie. Agréé à l’Académie quatre ans auparavant, il obtient un immense succès au Salon de 1765 avec son grand Corésus et Callirhoé (Paris, musée du Louvre). La voie semble alors toute tracée pour celui qui aurait pu devenir l’un des plus importants artistes de sa génération. Célébré par Diderot, Fragonard, qui avait devant lui une carrière prestigieuse, se détourne pourtant de la peinture d’histoire et ne livrera jamais son morceau de réception à l’Académie, préférant se consacrer à des sujets jugés plus légers, fêtes galantes ou sujets libertins. Il réinvente ici le thème du philosophe à sa table de travail, largement développé durant la Renaissance avec les représentations des Pères de l’Eglise, saint Grégoire et saint Jérôme notamment, comme en témoignent ceux peints par Ghirlandajo (Florence, église des Ognissanti) et Botticelli (idem) attablés à leur pupitre, puis ceux du Studiolo d’Urbino, ou en Europe du Nord par Dürer ou Metsys. Après 1600, les peintres caravagesques multiplient les représentations de savants entourés de livres, de Ribera à Salvator Rosa. Fragonard emprunte le thème du philosophe lisant la Bible à Rembrandt et ses élèves. Comme le peintre protestant, il se concentre sur sa réflexion devant le texte; notre philosophe témoigne ainsi de l’empreinte du maître de Leyde sur l’œuvre de Fragonard. Si Fragonard retient l’iconographie générale de ces exemples, il en minimise la dimension religieuse et laisse libre cours à l’aisance picturale, la dextérité de la brosse, l’énergie de la touche et le mouvement de la figure. Les spécialistes de l’artiste indiquent qu’il s’est inspiré de Guido Reni, du Guerchin, mais surtout des grands vénitiens qui l’ont marqué durablement, Johan Liss, dont il partage l’impasto débridé, mais aussi Pellegrini qui avait laissé des œuvres à Paris ; nombreux sont les témoignages desonadmiration pour Giambattista Tiepolo et Sebastiano Ricci.

Fig.4 Fragonard, Veillard, aux cheveux blancs, vers 1769,58 x 47cm, Musée des Beaux Arts, Nice, Jules Chéret. 

Fig.5 Fragonard, Portrait d'un jeune artiste. Charles-Paul-Jérôme Bréa (1739-1820), vers 1769,82 x 65cm, Musée du Louvre, Paris 

Fig6. Fragonard, le Grand Prêtre Corésus se sacrifie pour sauver Callirhoé, détail, 1765, Musée du Louvre, Paris 

Fig.7 Domenico Ghirlandaio (1448-1494), Saint Jérôme dans son étude, 1480,184 x 119 cm, Eglise des Ognissanti, Florence 

Le format ovale se prête particulièrement au sujet de notre tableau : notre philosophe en tenue négligée, le cheveu en bataille, est surpris dans son activité, comme espionné à travers un oculus. Lors de l’exposition « Eloge de l’ovale » en 1975, la galerie Cailleux avait montré combien ce format fut prisé au XVIIIème siècle, de Watteau à Chardin et Boucher, jusqu’aux portraits de la fin du siècle. Les vues d’intérieurs de l’époque en montrent de nombreux exemples venant heureusement rythmer les accrochages. Fragonard l’affectionne particulièrement, près d’un de ses tableaux sur six épouse ce format, qui lui permet de donner dynamisme et vitalité à ses compositions. Notre philosophe dont l’épaule creuse l’espace, se tourne vers le fond du tableau, créant une composition en abîme très originale qui emporte et surprend le spectateur. D’une touche vire voltante, dans une gamme lumineuse de jaunes paille et de blancs rompus, notre philosophe, comme d’autres figures de fantaisie, a probablement été peint en « moins d’une heure ». « Peint avec ragoût », selon le terme fréquemment employé à l’époque, il porte le sceau des oeuvres pleines de feu et de génie des années 1768-70. Fragonard, avec cette touche grasse et chargée, d’un pinceau large et animé, utilise toutes les possibilités techniques. Retournant la hampe du pinceau, il trace dans la peinture fraîche, un zig-zag effréné de trois lignes sur la page de gauche dulivre ouvert, des griffoni, qui évoquent presque la peinture gestuelle du XXème siècle. Image d’un moment glorieux dans l’art de Fragonard et dans l’histoire de la peinture française, notre tableau s’inscrit dans la période de création des Figures de fantaisie dont il pourrait être l’un des premiers exemples.